conseillerpedago-s. BOUKHALEF

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LES CONCEPTS DE LA DIDACTIQUE DES SCIENCES, DES OUTILS POUR LIRE ET CONSTRUIRE LES SITUATIONS D'APPRENTISSAGE

article de : Jean-Pierre ASTOLFI

 

 

Au cours des dernières années, la Didactique des sciences a pris un essor important, et l'on est en droit de s'interroger sur le statut qu'elle a ainsi acquis. N'est-elle qu'un nouvel avatar de ce que l'on appelait auparavant avec moins d'emphase la pédagogie des sciences ? Constitue-t-elle plutôt une mise en convergence et un point d'application des connaissances récentes relatives à l'épistémologie, à la psychologie cognitive et aux sciences de l'éducation ? En fait, elle ambitionne de se construire comme discipline nouvelle, aux confins des précédentes, utilisant certaines de leurs données en fonction d'un objet spécifique (l'enseignement scientifique), mais faisant d'abord émerger de nouveaux des concepts originaux qui n'avaient pas cours sous cette forme jusque-là. Cela entraîne un certain « jeu » des frontières disciplinaires préexistantes et une réorganisation logique de leurs relations. En tenant un tel discours, les didacticiens ne cherchent pas à survaloriser leur domaine propre en profitant d'un effet de mode (encore que certaines velléités de construire chaque Didactique comme une discipline « dure » aient à être interrogées de ce point de vue). Ds insistent plutôt sur l'idée que l'émergence des didactiques ne s'inscrit pas dans une continuité théorique avec les orientations éducatives des années 70. Et ils soutiennent qu'il vaut mieux marquer les ruptures et les renouvellements de perspective ainsi introduites.

 

L'EMERGENCE DE LA DIDACTIQUE

 

On peut montrer comment, en une quinzaine d'années, on est passé d'une perspective de pédagogie générale qui s'appliquait à l'enseigne¬ ment des sciences tout comme elle s'appliquait aux autres enseignements (pédagogie par objectifs, questions d'évaluation, développement de l'autodidaxie et de l'auto-évaluation, construction de « contrats » disciplinaires négociés avec les élèves...), à une perspective nouvelle qui se centre beaucoup plus fermement sur un « champ conceptuel », sur un contenu d'enseignement particulier. Ceci ne signifiant nullement un enfermement disciplinaire ni une cécité aux points de vue pédagogiques généraux, mais obligeant de façon peut-être plus rigoureuse à traduire ces orientations générales en fonction des caractéristiques conceptuelles particulières à chaque objet d'enseignement particulier. C'est ainsi que dans le « Rapport Carraz », Gérard Vergnaud a pu définir la didactique de la façon suivante : « La recherche en didactique ne constitue pas, comme certains le pensent naïvement, à rechercher les moyens d'enseigner un objet de connaissance donné, défini à l'avance, et intangible. Elle peut, au contraire, remettre profondément en cause les contenus théoriques et pratiques de l'enseignement, et les méthodes et procédures qui leur sont associées. (...) Comment rompre avec la présentation dogmatique du savoir et transposer adéquatement, pour des élèves jeunes, le modèle de la connaissance en train de se former ? Comment organiser une relation vivante entre les aspects pratiques et théoriques de la connaissance, entre l'action de l'élève ou du professionnel et les savoirs qui l'assurent ?

 

La définition des contenus de l'enseignement se situe au carrefour de nombreuses contraintes : l'état des connaissances scientifiques et sociales au moment considéré ; les pratiques sociales des élèves et leur rapport au savoir ; les buts généraux de l'institution éducative et les finalités professionnelles ; les partenaires extérieurs et intérieurs au système : les compétences du corps des enseignants par exemple ; le développement cognitif et le désir des sujets en formation, leurs connaissances antérieures et leurs représentations spontanées. La didactique étudie ces contraintes. Elle étudie tout particulière¬ ment les situations d'enseignement et de formation, la signification des tâches et des activités proposées aux sujets en formation, le rapport entre les élaborations conceptuelles et les tâches à résoudre. Elle s'appuie sur l'analyse des conduites et des discours produits par les sujets en formation, sur l'analyse des pratiques, des choix et des décisions des enseignants ou autres formateurs, sur l'analyse épistémologique et historique des savoirs et savoir-faire en jeu, sur l'analyse de leur signification sociale et professionnelle. » (1). Ceci pour dire que la Didactique et, particulièrement celle des sciences expérimentales, ne se présente pas comme une simple application déductive de connaissances générales disponibles sur la structure du savoir et les modalités de son apprentissage. Mais qu'elle constitue d'abord une nouvelle façon de lire et d'interpréter la dynamique des échanges d'une situation d'enseignement.

 

LES CONCEPTS DIDACTIQUES COMME GRILLES DE LECTURE DES SITUATIONS D'ENSEIGNEMENT J'évoquerai donc maintenant, à titre d'exemple, quelques-uns des concepts majeurs actuels de la didactique des sciences (2) et je m'efforce¬ rai de montrer de quelle manière ils conduisent à une rupture dans la manière de lire les séquences de classe, ce qui permettra de situer leur intérêt dans la formation professionnelle des enseignants scientifiques.

 

1. Le concept de contrat didactique, introduit par Guy Brousseau, développé par Yves ChevaUard et les didacticiens des mathématiques, est certes quelque peu ambigu sur le plan conceptuel car il entretien une confusion avec l'idée d'un contrat pédagogique qui puisse être explicité et négocié avec les élèves dans le cadre d'une « pédagogie du contrat » (1), ce qui n'est pas le point de vue des auteurs. Il s'agit pourtant d'un concept important, puisqu'il renouvelle la lec¬ ture des situations didactiques en faisant référence à l'existence d'un contrat « toujours déjà-là » (au sens du contrat social de J.-J. Rous¬ seau), lequel règle les échanges entre enseignants et élèves au sujet du savoir en jeu.

 

Dans cette perspective, le terme de coutume didactique introduit par Nicolas Balacheff peut apparaître préférable (2). Il renvoie de façon analogique aux conceptions ethnologiques traditionnelles selon lesquelles la classe serait une « société cou lumière », une société d'avant le droit. C'est-à-dire que les règles n'y sont écrites nulle part, mais que malgré tout, elles s'imposent à chacun, et que les transgressions en sont sanc¬ tionnées. Ce sont d'ailleurs à ces « ruptures » que se manifeste, le plus clairement pour les élèves, le contrat ou la coutume en vigueur, et c'est ce qui les aide le plus efficacement à accomplir leur « métier d'élève » . L'exemple le plus classique est celui dit de « l'âge du capitaine », qui a fourni le titre d'un ouvrage de Stella Baruk (3). D s'agit d'un problème aux multiples variantes, libellé dans les termes suivants :

 

« Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l'âge du capitaine ? » « Dans la classe, il y a 12 filles et 13 garçons. Quel est l'âge de la maî¬ tresse ? » Ce qui surprend, c'est qu'un pourcentage important d'élèves, au CE, au CM, et même jusqu'au Collège, répondent ... 36 ans dans le premier cas, 25 dans le second ! Est-ce parce qu'ils sont habitués à ne pas réflé¬ chir aux données d'un problème et à répondre « n'importe quoi », comme on a pu le dire ? Ce n'est pas si sûr. Car les élèves doivent se construire une « représentation du problème » à résoudre, et recher¬ cher des indices sur le type de réponse que l'enseignant attend d'eux. Autrement dit, il y a dans la classe une « coutume didactique » relative à la résolution du problème. Et Us s'en servent en se disant : a) qu'U faut sûrement utiliser tous les nombres de l'énoncé (Us ont l'expérience de problèmes antérieurs où la maîtresse se fâche quand quelqu'un ne l'a pas fait) ; b) qu'U faut effectuer une opération avec toutes ces données (oui, mais laqueUe justement ? VoUà où est le problème d'habitude) ; c) qu'U faut aboutir à un résultat plausible. L'usage de ce concept de contrat (implicite) ou de coutume didac¬ tique conduit à considérer de manière nouvelle la signification de ce que les élèves expriment dans les dialogues de classe. On tend spontanément à interpréter les dires des élèves selon une catégorisation absolue du vrai et du faux. C'est-à-dire en sous-eslimant gravement les biais psycho¬ sociaux qui influencent fréquemment leurs réponses. Plus souvent qu'on ne le croit, les élèves ne répondent pas vraiment à la question posée comme Us le feraient dans un contexte plus neutre, mais Us répondent d'abord à l'enseignant, en s'efforçant à tort ou à raison de déco¬ der la nature de son attente et de s'y ajuster positivement. Comme dit Chavallard, Us raisonnent sous influence. Du coup, les décryptages de séquences didactiques prennent un sens nouveau que peut ne pas percevoir l'enseignant, lequel pose des ques¬ tions, orientées par l'avancée notionnelle telle qu'U l'a prévue dans sa progression. L'analyse détaillée de ce jeu d'interactions sociales didactiques appa¬ raît comme un élément important pour la formation professionneUe, car elle surprend les maîtres, peu habitués à voir les choses sous cet angle. Pourtant, les recherches récentes montrent que le jeu des questions et des réponses occupe une place centrale dans la pratique de classe dialoguée aujourd'hui dominante (1) ; il vaudrait d'ailleurs mieux parler d'un pseudo-dialogue, véritable jeu de « ping-pong verbal », consti¬ tuant le nouvel habit du cours magistral. Face au flot incessant de ques¬ tions auquel U ne sait trop que répondre, l'élève tend à s'orienter sur la base de la coutume didactique telle qu'U la comprend, et recherche des indices externes par rapport au contenu conceptuel de la tâche, alors même que l'enseignant s'imagine conduire avec la classe un raisonne¬ ment rigoureux de type déductif (2). 2. Le concept de représentation ou de préconception est un des plus anciens que la didactique des sciences ait développé, et U a contribué à l'émergence de ceUe-ci comme discipline autonome. Notre équipe de l'INRP a beaucoup travaUlé celle question qui, au plan mondial, a proba¬ blement donné lieu au plus grand nombre d'investigations au cours des quinze dernières années (3). L'idée est que, pour chaque contenu et chaque niveau d'enseigne¬ ment, les élèves disposent d'un corps d'idées préalables qu'ils se sont construit de longue date pour analyser et comprendre le réel autour d'eux (leur corps, leur environnement physique et technologique, etc.). Et ces représentations s'avèrent très résistantes à l'enseignement. On les retrouve en fin de cursus scolaire, souvent presque inchangées et cohabi¬ tant avec des concept scientifiques, lesquels permettent eux, de résoudre les problèmes canoniques, proches des situations didactiques d'appren¬ tissage. Laurence Viennot a été l'une des premières à explorer celle voie. EUe a interrogé des étudiants avancés en physique et elle leur a soumis des questions que, dit-elle, eUe osait à peine poser tellement, du point de vue du physicien, la réponse semblait évidente (1). Par exemple : j'ai une balle à la main, je la lance ; la balle monte, eUe s'arrête un instant, eUe redescend. Question : quelles sont les forces qui s'exercent sur la balle, aux différentes phases de sa trajectoire ? (EUe précise qu'U ne faut pas tenir compte des forces de frottement.) Dans tous les cas, seule joue évi¬ demment la pesanteur et ces étudiants qui sont spécialistes en physique le savent. Pourtant, cela est contraire à l'intuition et il leur est plus satisfaisant d'imaginer qu'un « capital de force » est embarqué dans la baUe lorsqu'on la lance, que ce capital s'épuise lentement, provoquant au bout d'un moment la chute de la balle. L'histoire des sciences montre qu'U a fallu très longtemps pour éliminer la théorie de Vimpetus, repo¬ sant sur un principe explicatif analogue. Les principaux domaines notionnels des sciences expérimentales ont fait l'objet d'études systématique de représentations d'élèves, donnant lieu à des ouvrages et à des thèses (2). Mais souvent, ces études ont pré¬ senté un caractère assez statique. On a attribué à ces représentations, en raison de leur stabilité vérifiée, un caractère d'objets mentaux, de « déjà-là » conceptuels, invariants dans la tête des élèves. Comme si elles existaient « à vide », préalablement à la situation, et qu'il suffisait de les inférer à partir de questions posées qui les activent. Mais peu à peu, une certaine conscience s'est opérée du caractère construit et interactif de ces représentations. Certes, eUes correspondent probablement, pour une part, à des structures cognitives et à des opéra¬ tions mentales installées en mémoire, mais tout autant à une part de stratégies de réponses, s'actualisant de manière différente dans chaque situation particulière, ce qui nous ramène à la question déjà évoquée du contrat didactique. Il faut ainsi examiner au cas par cas, lorsqu'on solli¬ cite un dessin, lorsqu'on pose une question, lorsqu'on décrypte les échanges verbaux d'une séquence de classe dialoguée, ce qui résulte par¬ tieUement d'une structure cognitive disponible et ce qui s'élabore spécifi¬ quement dans la dynamique d'une situation particulière.

 

L'introduction de ce concept de représentation dans la formation des enseignants scientifiques contribue, elle aussi, à renouveler profondé¬ ment la compréhension de ce qui se joue dans les situations didactiques et la signification de ce que disent les élèves. Une activité fréquemment proposée consiste à interroger les élèves, préalablement à une séquence projetée, sur quelques aspects des concepts scientifiques en cause (ques¬ tions, dessins, entreliens, ...). Cette première phase rencontre un assen¬ timent immédiat des professeurs, tant U paraît légitime d'établir un « étal des lieux » intellectuel avant de faire le cours, voire même de construire le cours pour faire « bouger » teUe ou teUe représentation initiale recueillie. Par contre, une seconde prise d'information sur les élèves, consécuti¬ ve celte fois à la leçon, fait apparaître une constance dans les idées et raisonnements qui désarçonne beaucoup plus. C'est seulement quand on touche ainsi du doigt les lenteurs cl régressions intellectuelles en cours d'apprentissage que se trouve légitimée une approche constructiviste du savoir. C'est dans ces instants que l'on prend conscience à quel point celui-ci ne se transmet pas, mais se réélabore de façon personnelle. Pour beaucoup d'enseignants, c'est un moment difficile voire douloureux de prise de conscience, car U fait bouger (lentement, là aussi) leurs propres représentations de ce que c'est qu'apprendre. Pour certains, c'est une phase de démobilisation devant l'apparente inutilité de leur rôle ; pour d'autres, c'est une confirmation de leur intuition que les modalités traditionnelles de l'enseignement ne sont guère fonctionneUes ; pour tous, c'est un moment de prise de distance par rapport à leur vécu antérieur, d'élève comme de professeur. 3. Le concept de trame conceptuelle a fait également l'objet de nom¬ breux développements au cours des années récentes (1). Il s'agit d'analy¬ ser la structure conceptueUe du savoir à enseigner, de teUe manière que ses différents éléments et informations n'y apparaissent plus selon une simple suite linéaire, peu structurée, comme cela se voit fréquemment dans les manuels scolaires. D'où l'idée d'identifier, pour chaque domai¬ ne conceptuel, les concepts-clés en nombre limité, présentant un caractè¬ re intégrateur, et d'organiser autour d'eux un « arbre » logique des notions subordonnées et du vocabulaire correspondant.

ueUe se caractérise ainsi par les éléments suivants : a) C'est une série d'énoncés complets, c'est-à-dire formulés sous forme de phrases. En quelque sorte, le contrepoint des points de pro¬ grammes exprimés sous forme de simples mots ou expressions laco¬ niques. b) H ne s'agit pas d'énoncés « déclaratifs », à la façon des définitions de dictionnaires, mais d'énoncés opératoires, reliés à un problème à résoudre. c) Ces énoncés ne sont pas simplement juxtaposés mais hiérarchisés entre eux, chaque énoncé en englobant d'autres plus élémentaires. d) Une teUe hiérarchisation ne correspond pas à une progression chronologique d'enseignement, mais d'abord à des implications logiques entre les contenus des énoncés. A quoi servent de telles trames conceptuelles ? D'abord, à clarifier la matière enseignée, dans la mesure où elles aident l'enseignant à orga¬ niser en réseau les notions qu'U enseigne autour d'un petit nombre de concepts organisateurs du domaine (au lieu de les lister linéairement). Toutes les études relatives à la gestion des connaissances en mémoire insistent en effet sur l'importance de tels réseaux sémantiques et sur le nombre limité d'unités de sens pouvant être simultanément mobilisées. EUes permettent également de raisonner une progression pédagogique, en transformant les liens logiques multiples du réseau notionnel en liens chronologiques choisis pour une progression. Ces trames aident, de plus, à concevoir des moments de structura¬ tion, qui permettent de réorganiser la suite des activités scolaires, de rompre le défilement linéaire dans lequel chaque point notionnel abordé « chasse » le précédent (au sens où chaque « page-écran Minitel » chasse la précédente). On peut ainsi aider les élèves à comprendre qu'un savoir se construit en établissant des « ponts » entre les divers points abordés, en repre¬ nant et reformulanl différemment des notions préalablement étudiées, en acquérant une vue synoptique de la discipline. L'intégration de ce dernier concept didactique dans des actions de formation conduit également à une rupture inteUectueUe dans la manière d'envisager l'acquisition des concepts. On peut mesurer la difficulté qu'ont les enseignants, étant donné la nature de leur formation initiale, à penser la structure logique d'un contenu d'enseignement avant d'en envisager la programmation didactique. A l'occasion d'actions de for¬ mation sur ce point, U est flagrant de constater à quel point les à quel point les efforts de construction d'une trame conceptuelle apriorique (centrée sur les rela¬ tions logiques entre sous-notions constitutives du concept) dérivent inexorablement vers une succession chronologique, correspondant à l'ordre de présentation et de progression qui est jugé optimal pour les élèves. On avait d'aiUeurs noté, voilà quinze années, une difficulté com¬ parable pour l'enseignement programmé, le problème consistant dans les deux cas à savoir distinguer un réseau strictement logique d'un réseau chrono-logique. Pourtant, par construction, la trame ne dit rien au sujet des enchaînements pédagogiques, puisqu'eUe ne se fixe d'établir qu'une matrice du réseau notionnel. Avec, bien sûr en arrière-plan, l'idée que la complexité de cette matrice fera apparaître la relativité des types d'enchaînements habituellement admis, lesquels ne représentent que des possibles parmi d'autres.

 

 



04/07/2018
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