conseillerpedago-s. BOUKHALEF

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la transposition didactique selon Yves Chevallard

Les programmes et la transposition didactique Illusion, contraintes et possibles

par Yves Chevallard IREM d’Aix-Marseille 1.

 

Le système d’enseignement est soumis à des lois Le système d’enseignement n’existe, en tant que système, que parce qu’il est soumis à des lois – les lois du fonctionnement didactique. Épistémologiquement, il s’agit là d’une affirmation banale. Mais, historiquement, il s’agit d’une affirmation décisive : son acceptation ou son refus déterminent un carrefour de l’évolution de nos sociétés. L’accepter change tout : elle engage à la recherche des lois qui gouvernent l’acte d’enseignement et sa gestion sociale ; elle conduit à un réalisme efficace, loin de l’utopie de la volonté nue. Je vais donner deux exemples de lois qui déterminent les possibilités du système d’enseignement tel qu’il existe actuellement 1 . Le premier se rapporte à l’utopie « interdisciplinaire ». D’aucuns voudraient introduire l’interdisciplinarité dans l’école. Certes le sens exact du mot se laisse malaisément saisir, et l’on pourrait longuement en débattre. Mais, tout compte fait, de quoi s’autorise-t-on pour cela ? On répondra par exemple que, dans la vie savante, nombre de champs scientifiques supposent de la part de leurs agents – les chercheurs – des connaissances diverses et leur manipulation simultanée, ou du moins coordonnée. On répondra même que, loin de toute activité scientifique déjà, chacun de nous a des compétences multiples, qui se partagent un même « lieu » – notre main ou notre cerveau. Alors, ajoute-t-on, pourquoi n’en serait-il pas de même à l’école ? Pourquoi l’école, obstinément nous ramène-t-elle toujours à des « matières » délimitées, à un enseignement cloisonné, comme on dit ? Pourquoi, au fond, deux poids et deux mesures ? Eh bien, tout simplement parce que le cerveau ou la main d’un individu (ou plutôt le système qu’ils forment ensemble), ou bien encore une équipe de recherche, constituent des systèmes différenciés et déterminés, ayant des modes de fonctionnement autres que celui de notre système d’enseignement actuel– lequel veut des champs disciplinaires délimités pour des raisons profondes dans lesquelles je ne peux entrer ici 2 . On peut bien sûr imaginer une « école interdisciplinaire », mais elle constituerait un système tout différent, soumis à des lois bien différentes de celles qui régissent notre système d’enseignement actuel. Autre chose d’en rêver, autre chose de passer du rêve à la réalité ! Non qu’on ne puisse agir : un cube de fer lâché tombe à terre, et coule dans l’eau ; on peut pourtant – ou plutôt : nous savons aujourd’hui – faire voler un avion, et flotter un bateau. Mais l’action qui méconnaît les lois de ce quelle prétend changer est une chimère. Mon second exemple nous rapprochera du thème central dont nous devons débattre : les programmes. On réforme les programmes, on y introduit de nouveaux « objets d’enseignement ». Or, bien souvent, ceux-ci se révèlent trop « gros ». Et, parce qu’il s’aperçoit que leur gestion dans 1a classe est lourde, invalidante. impossible, l’enseignant doit bien vite les apprêter, les « dégraisser », les calibrer, voire se résoudre à les écarter. Le problème didactique ainsi posé est, d’une certaine manière, bien connu. Mais, pour l’énoncer correctement, il convient de voir qu’il ne surgit pas seulement de manière anecdotique (aussi 1 Car il y a bien sûr une évolution historique du système d’enseignement, qui le fait changer en tant que système : j’y ferai allusion plus loin. 2 Voir Y. Chevallard, Le problème des problèmes « concrets », document diffusé à la IIIe école d’été de didactique des mathématiques (Orléans, 1984). 2 ne parlerai-je pas, ici, de la trop fameuse « droite affine en quatrième »), mais bien de manière systématique. Il convient de ne pas y voir seulement l’effet de quelque décision irréfléchie des rédacteurs des programmes, mais bien la conséquence régulière des lois spécifiques du fonctionnement didactique. Car, trop gros et mal calibrés, les objets d’enseignement nouvellement introduits le sont d’une manière bien particulière. Sont-ils, en effet, mal calibrés par rapport aux élèves, et à leurs « capacités » ? Nullement (y compris pour 1a droite affine en quatrième). Ou plutôt, pas exactement. Ces objets nouveaux sont mal calibrés par rapport au contrat didactique . Plus exactement encore, par rapport à notre contrat didactique actuel. Ou, plus complètement, ils sont trop « gros » pour constituer la matière d’un apprentissage qui se fasse sur le mode défini par le contrat didactique actuel. (On retrouve ici les lois du fonctionnement didactique : le contrat didactique, en effet, est la forme dans laquelle ces lois objectives se manifestent subjectivement à l’acteur du système, enseignant ou enseigné). Il a existé et il existe encore, a contrario , des systèmes d’enseignement (et des contrats didactiques) où un tel phénomène ne peut guère se produire – où un tel problème ne peut guère se poser. Ainsi, dans certaine éducation religieuse traditionnelle, le jeune enfant lit la même Bible que l’érudit, l’un apprenant à déchiffrer tandis que l’autre écrira plusieurs centaines de pages à propos d’un seul verset 3 . Dans ce cadre, la Bible n’est pas un livre trop gros, un objet d’apprentissage mal calibré, même pour un jeune enfant. Et, de même façon, à l’école coranique, ce sont les mêmes sourates, qui résonneront tout au long de sa vie religieuse, qu’apprend le petit musulman. Jusqu’au Moyen Âge, comme l’a montré Philippe Ariès 4 , un même enseignement mêle indistinctement le jeune adolescent qui amorce par là ses études, et l’étudiant âgé qui, ayant parcouru une fois déjà le cycle des savoirs enseignés, entreprend un nouveau parcours. (À quatorze ans, quand il arrive à Paris, nanti d’une première instruction qui comprend la grammaire, Jean de Salisbury 5 commence par suivre un cours de dialectique pendant deux ans ; puis, après une longue absence, il revient suivre ce même cours, auprès du même maître, où il retrouve nombre de ses camarades d’autrefois, toujours fidèles. Il reprend alors la grammaire, pendant trois ans. À vingt ans, il étudie à nouveau l’Organon, qu’il avait abordé à quatorze ans, en étudiant la dialectique.) Le contrat didactique définissant le mode d’étude traditionnel des œuvres sacrées a longtemps prévalu dans l’étude des savoirs profanes. Ce mode d’étude, répétitif et imprécisément tracé, nous apparaît rétrospectivement comme peu économe en temps, et peu efficace. La prise en charge des conditions de l’apprentissage y demeure faible ; le dispositif didactique dont il suppose la mise en œuvre reste sommaire. En une évolution qui a tout de même pris plusieurs siècles, nous sommes parvenus aujourd’hui à un contrat tout autre : ce qui est proposé par l’enseignant à l’élève doit pouvoir être « appris » immédiatement. Le présent ne doit pas – en principe, non bien sûr dans la réalité des apprentissages – dépendre du futur, et les contenus de savoir doivent dès lors être organisés selon une progression compatible avec cette exigence. Le contrat didactique que nous connaissons impose à l’enseignant (et aux élèves) un temps didactique tyrannique. La notion d’apprentissage, telle qu’elle est entendue par les agents du système d’enseignement, n’a pas de signification absolue : le contrat didactique en fixe le sens. Un objet d’enseignement n’est pas en soi trop « gros » ; il le devient dès lors que l’enseignant se verrait contraint de dire, parce qu’une stratégie didactique appropriée (c’est-à-dire satisfaisant aux exigences de la 3 Un seul exemple : élevé par une mère puritaine, John Ruskin – critique d’art anglais dont l’œuvre influença Marcel Proust – lisait la Bible tous les jours (il apprit à lire et à écrire vers l’âge de cinq ans). À ce rythme, il la lut entièrement une fois par an, “hard names and all” , pendant plusieurs années… 4 Voir Ariès 1973. 5 Voir Ariès 1973, p. 158. 3 gestion didactique autorisée) lui fait en ce point défaut, « Vous comprendrez cela plus tard » – ce qui lui est interdit 6 . Aucune modification apportée à un programme ne peut réussir sans satisfaire aux exigences du fonctionnement didactique. 2. La représentation spontanée du fonctionnement didactique L’acteur se forme nécessairement une représentation du système où il opère. À cet égard encore, il n’y a rien là que de très banal. Opérant par exemple dans le monde physique, dans l’univers des lois de la nature, nous nous forgeons une représentation de la nature et de ses lois 7 . Dans une culture donnée, une telle représentation montre une remarquable uniformité : tous la partagent, au moins à titre de représentation spontanée, préscientifique. Elle est notre premier guide dans notre commerce avec le monde 8 . Trois traits la caractérisent : elle est (généralement) scientifiquement fausse ; elle est (le plus souvent) relativement fonctionnelle (elle permet d’optimiser certains aspects de notre action sur le monde) ; elle est, en certains moments critiques, productrice de « contradictions ». Notons tout de suite que de telles contradictions ne nous contraignent pas, ordinairement, à changer notre représentation : celleci inclut en effet, généralement, une « explication » générique applicable à un type donné de « difficulté », de sorte que les contradictions qui peuvent surgir (et qui pourraient mettre en danger notre représentation) ne sont pas assumées comme telles. Par mille détours, l’idéologie pratique l’évitement du réel, et assure ainsi sa pérennité. Je vais illustrer mon propos par un exemple qui nous amènera au cœur du débat. II semble que, dans les sociétés où nous vivons (et peut-être en toute société), ce qui est vécu (à tort ou à raison) comme échec doive être « expliqué », qu’on doive en rechercher, et surtout en désigner les causes, les motifs, etc. Nécessité « psychologique » – un échec expliqué est à demi accepté –, nécessité de l’action aussi : pour changer une situation vécue comme négative, il faut toucher à la racine du mal. La désignation collective d’un « bouc émissaire », est une pratique immémoriale, quel qu’en soit le registre (mythologique, religieux, scientifique, etc.). Face à ce qui est vécu comme un échec du système d’enseignement, notre représentation de ce système est toujours prête à livrer à notre juste vindicte quelque coupable potentiel : cela participe de sa fonctionnalité. Lorsque l’échec dénoncé est regardé non comme celui de tel élève, ou de tel professeur, ou de tel établissement, mais bien comme un échec général – touchant, quoique de manière inégale, toutes les classes d’un niveau donné par exemple –, elle nous livre l’éternelle victime propitiatoire – les programmes. Or cette explication par les programmes, je vais essayer de le montrer, est à la fois fausse, relativement fonctionnelle, et, en certaines périodes critiques, productrice de contradictions. 3. Les programmes au banc des accusés Une telle explication est fausse, ou du moins elle est fausse parce qu’elle est incomplète. Pour dire ici les choses sans détour : les programmes, pris en eux-mêmes, n’ont guère d’importance. Bien que cette affirmation exige d’être éclairée et argumentée (ce que je ferai un peu plus loin), j’en livre tout de suite la clé : ce qui importe, c’est la signification que nous attachons aux programmes, et c’est par ce détour nécessaire qu’ils prennent leur importance véritable (et tyrannique). 6 Sur la notion (sous-jacente ici) de temps didactique, voir Chevallard, 1985. 7 Je pense ici notamment aux travaux de L. Viennot. 8 Combien se sont surpris à penser que, plus longtemps on laisse l’eau bouillir, plus elle est chaude ? 4 Une telle « explication » est fonctionnelle : désignant un coupable, elle oriente l’action en lui donnant un objet – changer les programmes. Mais sa fonctionnalité va bien au-delà. Elle s’affirme autant en ce qu’elle met en cause qu’en ce – ou ceux –qu’elle met hors de cause. L’un des points les plus sensibles, à tous les niveaux du fonctionnement didactique, en effet, est constitué des dispositifs (pratiques aussi bien qu’idéologiques) par lesquels est assuré le partage des responsabilités et leur délimitation. Or, à cet égard, la situation traditionnelle, qui n’est pas exactement la situation actuelle (je vais y venir), garantit une issue convenue, et, d’une certaine façon, « satisfaisante ». S’agissant des programmes, le ministre (ou, plus abstraitement, le ministère) décide et impose. Il prend la responsabilité de ce qu’il décide. Mais il n’est plus réellement responsable de ce qui est fait par les enseignants à partir du cadre de travail qu’il trace (sa responsabilité politique formelle qui, en cas de crise grave, peut le contraindre à la démission, est une fiction politique – fonctionnelle elle aussi –regardée par tous comme telle). Si une réforme ne réussit qu’à demi (et on verra qu’il en est nécessairement ainsi aujourd’hui), il pourra toujours mettre en cause les enseignants ou, du moins, puisqu’il ne peut le faire lui-même, les laisser mettre en cause, quitte alors à prendre formellement leur défense. Inversement, les enseignants qui, donc, font de leur mieux, dont on ne peut mettre en cause le dévouement, le sérieux professionnel, etc., pourront faire feu sur les programmes, dont ils ne sont pas responsables, etc. Il y a là tout un jeu autour de la notion de responsabilité, qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux. Il est consubstantiel à ce qu’on peut appeler une démocratie à profil bas, une démocratie consentante, qui exige l’adhésion mais autorise la fronde, qui enchaîne mais permet de dégager sa responsabilité, ou de ne l’engager que ponctuellement. L’issue à la « crise » est bientôt trouvée dans une nouvelle réforme des programmes, dont la décision donne rétrospectivement raison à la protestation d’innocence des enseignants, d’une part, et, d’autre part, permet au ministre d’accomplir un geste significatif – dès lors que l’accord se fait autour du rôle déterminant des programmes – dont il puisse escompter quelque bénéfice politique. Cette logique est contraignante et, apparemment, sans fin. Elle est subtile aussi : les enseignants critiquent les programmes ; ils ne réclament pas pour autant de nouveaux programmes, mais laissent au ministre la responsabilité d’en décider. Critique des programmes en vigueur ne signifie pas acceptation des programmes nouveaux. Bien au contraire : tout programme nouveau est un futur coupable, et, dans une anticipation délicate, il doit pouvoir dès l’abord être au moins partiellement mis en doute, sinon en cause (ce qui tendrait à bloquer le jeu). Mais cette logique n’est pas sans faille. Elle s’appuie sur un mécanisme à la fois simple et efficace – la « mise en cause des programmes ». C’est là pourtant un mécanisme dont certaines évolutions peuvent, à la longue, gêner le fonctionnement. La représentation autour de quoi tous s’accordent tend alors à perdre sa valeur fonctionnelle. La période récente, qu’on peut faire commencer en 1981, en fournit un exemple à qui sait voir. Le dérapage se produit lorsque des « personnages » secondaires du jeu se voient accorder une attention qui perturbera le déroulement familier de l’intrigue. À côté des programmes, en effet, comme des satellites autour de leur planète, passent d’autres thèmes du débat critique. Bien, dira-t-on ainsi au ministère, les enseignants ne sont pas en cause en tant que corps de métier ; c’est leur formation qui est aujourd’hui inadaptée. En effet, répliqueront les enseignants (ou, du moins, leurs représentants). Si vous voulez que nous fassions du bon travail, donnez-nous « de la formation ». Et ce n’est pas tout : que l’on mette en place une procédure associant les enseignants et leurs représentants à l’élaboration des programmes ; prévoyez d’ex-pé-ri-men-ter les programmes, et travaillez dans la durée. 5 Par rapport au jeu si fragile que j’ai décrit, ce sont là quelques paroles de trop. Vous savez que ces propos revendicatifs ont été en partie pris au pied de la lettre depuis quelques années : on a créé une Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques (COPREM), qui associe, à d’autres partenaires, des enseignants ; on a organisé des missions académiques à la formation (MAFPEN) ; il y a même eu velléité d’expérimentation des programmes ! Or tout cela ne va pas de soi. Ces novations tant réclamées et, me semble-t-il, justement demandées et mises en œuvre, sont pourtant autant de gênes dans le fonctionnement du système traditionnel de partage et de délimitation des responsabilités, tel qu’on pouvait l’observer jusque-là. L’association, même chichement octroyée, des enseignants à l’élaboration des programmes constitue une entrave à la libre contestation des programmes. Les programmes, pouvait-on penser jusque-là, sont mauvais, parce qu’ils sont écrits par des gens qui ne réfléchissent pas, qui n’ont pas de bonnes idées, ou qui n’ont pas d’idées. Désormais, pourtant, cette rhétorique traditionnelle doit être bémolisée : derrière les programmes, il y a certes toujours les méchants inspecteurs généraux ; mais il y a aussi, si peu que ce soit, des enseignants, parfois des « copains » – à qui il a fallu trouver des circonstances atténuantes (à titre préventif, et à défaut de connaître l’exacte mesure de leur culpabilité) : grâce en soit rendue au ministre, on ne leur a pas laissé le temps, aussi sérieux et réfléchis soient-ils, de mener à bien une réflexion sérieuse. L’extension de la formation continue, on pourrait le montrer, a introduit de semblables perturbations dans un discours protestataire traditionnel qui a dû, de ce fait, passer à des formes plus alambiquées 9 . Bref, nous sommes aujourd’hui dans un entre-deux un peu incertain : l’ancien système, qui se meurt, n’est, pour l’essentiel, pas aboli ; le nouveau pourtant s’y insinue, sans parvenir à prendre le dessus. Jean-Pierre Chevènement a au moins ce mérite de nous l’avoir démontré sans ambages 10 (10). 4. Une petite fiction didactique Les analyses qui précèdent devraient au moins nous convaincre de ceci : les programmes jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement didactique au sens large, de par leur existence même. Et cette importance n’est pas celle qu’on leur prête quand on proteste contre les programmes : elle est toute dans la possibilité de protester qu’ils nous offrent. Cela bien sûr laisse ouverte une question majeure ; même si une telle contestation des programmes sert aussi à autre chose – à maintenir un équilibre subtil dans le partage des responsabilités entre les différents partenaires de l’acte d’enseignement –, ne se justifie-t-elle que par cela ? N’estelle qu’une contestation alibi ? Les programmes, ainsi, ne seraient-ils pas contraignants, asphyxiants même, comme d’aucuns le proclament ? Et ce caractère tyrannique ne suffirait-il pas déjà à justifier que l’on proteste là contre ? Pour tenter de répondre je vais, à nouveau, prendre un exemple. Considérons l’actuel programme des classes de cinquième. On y trouve entre autres choses la mention de la division euclidienne. Si l’on se reporte alors aux instructions officielles correspondantes, on ne voit pas trace d’un commentaire concernant la division euclidienne. Un observateur non familier de notre système d’enseignement pourrait à bon droit voir ici un problème ouvert : que peuvent bien faire les professeurs dans leurs classes, se demandera-t-il, quand ils 9 Voir ainsi Soufflet 1985, p. 611. 10 Rappelons ici ce qu’écrivait, en 1974, l’actuel ministre de l’Éducation nationale, quand il n’était encore que le leader du CERES (Centre d’Études, de Recherches et d’Éducation Socialistes), dans un livre intitulé Le vieux, la crise, le neuf : « Le CERES était bel et bien un centre d’études et rien de plus. C’était bien d’avoir dès février 1968 préconisé “la démystification du maître, la suppression du terrorisme professoral, l’organisation démocratique de la classe, de l’école, de l’université, l’abolition de la pédagogie de sourciers (à la recherche du génie), etc.” Mais nous n’avions convaincu personne. » (Chevènement 1974, pp. 51-52). 6 entreprennent de traiter ce point du programme ? Et il pourrait s’attendre à les voir faire des choses bien différentes : les programmes sont muets sur ce qu’il conviendrait de faire – et tout ce qui n’est pas interdit n’est-il pas autorisé ? Le programme, s’interrogera-t-il peut-être, ne serait-il donc pas un simple tracé régulateur , comme disent parfois peintres et architectes, un simple guide, bien souvent faiblement informatif quant à ce qu’il conviendrait de faire ? Ou, dualement, un cadre ouvrant, par ses silences et ses lacunes, un véritable espace de liberté et de créativité didactiques à l’enseignant ? Tandis que, songera-t-il, pour les moins talentueux d’entre eux, le face à face avec le programme doit créer un sentiment d’angoisse, une angoisse du vide : car comment « remplir » ce programme tout tissé de silences ? J’imagine que notre observateur étranger – et, par ses analyses, quelque peu étrange déjà – veuille jouer le jeu de l’enseignement – un jeu dont il ne connaît pas toutes les règles ! – et se fasse enseignant d’occasion. Consciencieux, il se renseigne. L’un des problèmes didactiques importants, lui confie-t-on, est celui de 1a transition de l’école primaire au collège. En sixième surtout et en cinquième encore, il convient de reprendre et de faire fructifier l’acquis de l’école primaire et, aussi, d’en combler les insuffisances. Or, apprend-il, l’une des difficultés chroniques à l’école primaire (et au-delà) est, pour l’élève, la reconnaissance de la pertinence d’emploi, dans des situations-problèmes variées, des différentes opérations de l’arithmétique, dont la mobilisation se fait souvent au petit bonheur la chance et n’est souvent réalisée avec succès que grâce au décodage habile par les élèves d’indices divers non intrinsèquement liés au problème traité 11. Cette situation prévaut, notamment, en ce qui concerne la division 12 . Ce professeur improbable se dit alors que, précisément, la division euclidienne, dans la forme qu’on lui donne en classe de cinquième, peut être un bon outil pour maîtriser les « problèmes de division » de l’école primaire. En fait, songe-t-il, le traitement d’un tel problème pourrait se faire – très classiquement – en deux temps. Prenons un exemple : « On a 250 œufs à emballer par boîtes de 6. Combien de boîtes pourront être remplies ? (On suppose qu’il n’y a pas de casse.) » Premier temps, on met le problème en équations. Ici, désignant par x le nombre de boîtes qui pourront être remplies, et par y le nombre d’œufs restants (y peut être nul), on aura :    6x + y = 250 y < 6 . On aboutit donc à un système à deux inconnues, formé d’une équation et d’une inéquation. Il reste alors – c’est le deuxième temps – à résoudre le système obtenu, et cela dans l’ensemble N des entiers naturels. Pour ce faire, il serait bon de disposer d’un algorithme de résolution de ce type de systèmes (qu’on peut appeler « systèmes euclidiens »). En réalité, tous les élèves en connaissent un : c’est, bien sûr, l’algorithme de division « avec reste » (« à quotient entier ») appris à l’école primaire. Sa mise en œuvre fournit, comme on sait, l’unique solution du système, ici (x, y) = (41, 4). On en déduit – ce serait un troisième temps –la réponse à la question posée : 41 boîtes pourront être remplies. Cette idée de notre professeur imaginaire me paraît personnellement, et jusqu’à plus ample informé, séduisante. Elle fournit une réponse intéressante (je ne dis pas une bonne réponse) à la question : « Que pourrait-on faire à propos, ou mieux, avec la division euclidienne, en classe de cinquième ? » Cette réponse en effet peut faire espérer une reprise mieux contrôlée 11 Voir ainsi, dans le Bulletin de l’APMEP, no 323 (avril 1980), pp. 235-243, l’étude intitulée Quel est l’âge du capitaine ? 12 Comme le montrent notamment des travaux conduits à l’IREM d’Aix-Marseille par l’équipe « Arithmétique au collège ». 7 d’une partie non négligeable du savoir mathématique acquis à l’école primaire : elle permet ainsi de faire apparaître, dans une lumière nouvelle, l’algorithme de division longuement manipulé par les élèves (il n’est pas autre chose qu’une méthode de résolution de certains systèmes, ceux que j’ai appelés « euclidiens ») ; elle permet surtout de saisir pourquoi, ici, il convient en effet d’effectuer une division, et pourquoi, donc, on a affaire, en effet, à un problème de division. Par ailleurs cette réponse n’a rien au fond que de très classique ; elle intègre les problèmes traditionnels de l’école primaire dans une problématique dont le plan d’étude est aujourd’hui abordé en classe de troisième : choix des inconnues, mise en équation, résolution du système obtenu, interprétation de la solution (ou des solutions) permettant alors d’arriver à la réponse requise. Ainsi, à suivre cet exemple, il semblerait que, étrangers aux crimes dont on les accuse, les programmes soient bien de simples tracés régulateurs, ouvrant à chaque enseignant un espace d’authentique liberté créatrice. 5. Qu’est-ce qu’un programme ? Le paysage didactique que je viens de présenter est en fait celui d’une utopie. Car, on le sait, les choses ne sont pas ainsi dans notre monde sublunaire. Les enseignants n’ont pas l’angoisse du vide, mais celle du trop-plein : ils craignent surtout de ne pas « terminer » le programme. C’est en dehors de l’école que l’on réalise un programme prévu et annoncé, ou que l’on remplit un programme. Ici, on termine, ou on ne termine pas ; on boucle, ou on ne boucle pas ; et on a rempli son programme – toujours trop plein – lorsqu’on l’a terminé. Usages linguistiques qui traduisent une différence de nature. Pour l’enseignant, le programme n’est pas un tracé régulateur, un cadre à demi vide ; regardant le cadre, il y voit le tableau, toujours déjà peint. Alors ? Comme n’importe quel programme, le programme d’enseignement engage l’enseignant. Mais comment l’engage-t-il ? C’est la question fondamentale. Beaucoup d’entre nous seraient aujourd’hui tentés de répondre : l’enseignant s’engage à atteindre certains objectifs. Or il s’agit-là d’une réponse étrangère à l’ordre didactique . On observera tout d’abord que les programmes – ceux que nous connaissons, ceux que nous devons terminer dans nos classes – ne sont pas formulés, explicitement, en termes d’objectifs : le combat que mènent les partisans de la « pédagogie par objectifs » suffirait à le prouver. En fait, il existe bien des objectifs, mais ceux-ci restent implicites et flous ; et il faudrait tout un travail pour parvenir à préciser ce que les enseignants attendent – et pensent qu’on attend –d’un élève de fin de cinquième à propos de la division euclidienne par exemple. Mais c’est là un autre problème, que je laisserai de côté ici. En fait, l’enseignant s’engage (tacitement d’ailleurs : cela fait partie de son statut d’assujetti à l’autorité administrative), non sur des objectifs, mais sur la mise en œuvre de moyens spécifiques, que nous appellerons ici, de manière générique, des moyens didactiques. Je complèterai un peu plus loin cette affirmation, mais je voudrais tout de suite examiner ce qui pourrait en elle sembler paradoxal. Cette affirmation, en effet, ne vaut certainement pas pour un plombier ou un garagiste : on attend d’eux qu’ils réparent l’objet défectueux qu’on leur confie, non qu’ils se contentent de « mettre en œuvre des moyens spécifiques » pour le réparer. L’enseignant serait-il donc une exception ? Nullement. Il y aune différence fondamentale entre un plombier et un garagiste d’une part et, d’autre part, un enseignant et, disons, un général d’armée. Pour employer le langage de la théorie des jeux, je dirai que les premiers jouent contre la nature , ou qu’ils participent à un jeu à un seul joueur ; les seconds, eux, interviennent dans un jeu à deux joueurs. L’enseignant doit compter avec les élèves, le militaire avec l’ennemi. L’issue du jeu, alors, dans ce second cas, ne dépend pas du 8 comportement d’un seul joueur (même si quelques-uns peuvent rêver –rêve de puissance illimitée ! – qu’il en soit un jour ainsi). Comme l’enseignant, l’élève a des penchants, des intentions, des stratégies. Et l’enseignant ne peut s’engager absolument sur aucun objectif déterminé. Tout au plus peut-il s’engager à mettre en œuvre, de manière « correcte », certains moyens didactiques mis à sa disposition, et le faire avec plus ou moins de talent. Paradoxalement peut-être, l’enseignant n’a pas pour mission d’obtenir des élèves qu’ils apprennent. Mais bien de. faire en sorte qu’ils puissent apprendre . Il a pour tâche, non la prise en charge de l’apprentissage – ce qui demeure par nature hors de son pouvoir –, mais la prise en charge de la création de conditions de possibilité de l’apprentissage . Bien entendu, le critère de réussite de l’enseignant à cet égard, c’est que des élèves, en proportion non négligeable, aient appris ! Cela, en pratique, revient au même, dira-t-on. J’essaierai de montrer que l’affaire est plus complexe. Mais je note qu’au plan des principes, cela n’est pas équivalent. Parce que les élèves ne sont pas des objets du monde physique que l’on façonne. Parce qu’au désir de l’enseignant qu’ils apprennent, ils peuvent en principe toujours s’opposer, par le refus d’apprendre ou la dérobade. Leur humanité s’incarne, sinon dans leur liberté, ce qui est un grand mot, du moins dans ce fait qu’ils ont des intentions, des projets, des stratégies et, des tactiques 13 . J’ai posé le problème des moyens didactiques. Pour avancer, il convient maintenant d’examiner ce problème. Que peut-on en effet appeler moyens didactiques ? Schématiquement, et traditionnellement, les moyens que l’enseignant doit mettre en œuvre sont de deux sortes : il doit faire un cours, il doit donner des exercices. Cela fait – je simplifie bien sûr –, il a rempli son contrat. Au-delà en effet, on entre dans le domaine de responsabilité de l’élève. À partir de là, à partir de cette « matière » fournie par l’enseignant, à l’élève de faire, à lui de travailler, à lui d’apprendre. À quoi reconnaît-on alors que l’enseignant a réalisé ou non une mise en œuvre « correcte » des moyens mis à sa disposition ? À ce que les élèves ont appris ou non, disions-nous plus haut. Pas tout à fait. Car il faut distinguer, et là encore je schématise. Si l’on juge que quelques élèves seulement n’ont pas appris, jusqu’à un certain point il semble que la responsabilité de l’enseignant ne soit pas en cause. Si l’on juge qu’une majorité d’élèves n’a pas appris, en revanche, l’enseignant, sauf exception, devra être mis en cause : il devra être soupçonné de n’avoir pas mis en œuvre de manière « correcte » les moyens didactiques à sa disposition. Mais il y a toutefois une exception – essentielle. Si l’on juge que, dans une majorité de classes, une majorité d’élèves n’ont pas appris, alors on ne pourra plus guère suspecter les enseignants. Ce sera aux moyens didactiques eux-mêmes d’être mis en cause. Que se passera-t-il alors ? J’ai employé à dessein une expression un peu vague, celle de « moyens didactiques », même si je lui ai donné plus haut un contenu concret (un cours, des exercices). En fait, en ce point de l’analyse, la boucle semble bien avoir été bouclée : devant un constat d’échec général, ce que l’on met en cause généralement, ce ne sont pas « les moyens didactiques » en général, mais les programmes. Cette réduction des « moyens didactiques » aux programmes, ou du moins cette propension à voir en eux la clé des moyens didactiques, comporte une forte part de vérité. Elle nous livre la vérité des programmes. Les programmes ouvrent la voie, les moyens didactiques suivent. Le cours, les exercices, ne sont jamais, à un moment donné, que les fruits du travail de ce que j’ai appelé la transposition didactique 14. Le programme n’est qu’un « actualisateur » (ou, concernant les parties 13 Il n’y a rien là que de très classique. L’Église, par exemple, ne prétend pas assurer le salut de chacun ; elle donne seulement à chacun, en principe, les moyens d’assurer son salut. 14 Voir Chevallard, 1985. 9 « nouvelles » du programme, un opérateur) de transposition didactique. Derrière le programme, qui n’est qu’un signe et un index, il y a la formidable pression de la transposition didactique. Le vide du signe renvoie au plein de la chose. Le programme est un cadre, mais la transposition didactique a peint le tableau. Le caractère contraignant que les enseignants assignent au programme, c’est celui de la transposition didactique qui, à travers le programme, s’impose à eux et les plie à sa loi. Les programmes ne sont que la partie visible d’un ensemble déterminé de contraintes, qui les dépasse infiniment. 6. Oublier la transposition didactique La mise en cause des programmes se justifie si l’on y voit la mise en débat de la transposition didactique. Je résume : un programme est à première vue un catalogue de thèmes d’enseignement (« division euclidienne », « barycentres », « théorème de Taylor », etc.) ; mais, à des variations secondaires près (souvent surinvesties par les enseignants, qui tentent d’y loger leur « personnalité » en exprimant à travers elles leur singularité), le mode de traitement didactique de ces thèmes (c’est-à-dire ce que l’enseignant fera, dans la classe, à propos de la division euclidienne, des barycentres, du théorème de Taylor, etc.) s’impose à l’enseignant, déterminé et surdéterminé qu’il est par le processus de transposition didactique. Cruelle vérité : on n’échappe pas à la transposition didactique. Pourtant, dans le fonctionnement réel du système d’enseignement, la mise en cause des programmes n’équivaut pas à la mise en débat de la transposition didactique. Tout au contraire, à voir dans le programme l’élément déterminant, à le dénoncer comme tel, on entame un processus qui conduit très vite à oublier ce débat, pour s’en tenir à une polémique de surface, sans puissance de changement véritable (même si la matière enseignée change, le problème didactique de son enseignement demeure soigneusement écarté). La mise en cause des programmes tend à être exclusive de toute autre analyse. Elle porte en elle la dénégation de la transposition didactique. Cette dénégation active participe d’une certaine manière – c’est-à-dire dans le cadre d’une représentation déterminée du système d’enseignement – d’une impérieuse nécessité. Pour agir au sein d’un système, l’acteur doit s’y éprouver comme relativement libre, doué d’une capacité non nulle de transformer le réel en agissant sur lui. Toute représentation doit ainsi apporter réponse à cette question inévitable : en quoi suis-je libre, quelles sont les limites de ma liberté, quelle est ma puissance d’action, quel est mon empire sur le réel ? À cet égard, toutes les représentations ne sont pas équivalentes, toutes n’apportent pas la même réponse. Mais une chose est sûre : quelle que soit la part de liberté d’action que l’acteur s’accorde « spontanément » (c’est-à-dire dans le cadre d’une représentation donnée du système où il intervient), sa croyance ne succombe pas aisément aux démentis de la réalité : avantage et difficulté de l’idéologie ! Si l’on considère notre attitude vis-à-vis du monde physique, on sait quel long cheminement il aura fallu pour se dégager des conceptions magiques, de la croyance en la toute-puissance de l’action humaine. (On connaît le ressort de cette représentation, qui nous permet de maintenir notre croyance contre les réfutations et les rebuffades de la nature : notre action serait médiée par la divinité, à qui s’adressent nos rites propitiatoires, et qui peut consentir ou refuser). Ce n’est pas un hasard, toutefois, si, nous étant dégagés, largement, du point de vue magique en ce qui concerne le monde physique, notre évolution tarde à se faire quand notre action vise à transformer, non la nature, le monde physique, mais le monde des hommes, la société, que ce soit en matière politique – rappelons-nous que le slogan, naguère florissant, « Tout est 10 politique », fut entendu comme signifiant « Tout est possible » – ou en matière d’enseignement. Dans ces domaines, et, me semble-t-il, dans le second plus encore que dans le premier, notre représentation des choses demeure largement archaïque , proche de la pensée magique, et, par suite, insensible aux leçons du réel. La mise en cause des programmes telle qu’elle s’observe ordinairement n’est à cet égard qu’un symptôme parmi d’autres de la pérennité d’une représentation ascientifique (préscientifique ?) du système d’enseignement ; mais elle en est aussi – j’ai essayé de le montrer – l’un des principaux ressorts. Cette représentation aboutit, en l’espèce, à nous enfermer dans un univers clos, que nous sommes condamnés à parcourir indéfiniment, sans espoir d’en sortir jamais : le constat d’échec conduit à la mise en cause des programmes, celle-ci amène une réforme des programmes, jusqu’au prochain constat d’échec, qui ne tardera pas à venir, etc. Là comme ailleurs, l’oblitération du réel, la majoration de notre pouvoir supposé de changer le monde nous soumettent tout entiers à la logique de l’éternel retour. 7. Reconquête de la transposition didactique ? Pour sortir de cette logique de la répétition, il existe une voie qu’en d’autres domaines nous avons parcourue non sans succès. Il y a des lois, qui sont autant de contraintes pour qui les méconnaît et veut les ignorer. Mais sur lesquelles on peut prendre appui pour agir. Dont on peut tenir compte pour ordonner notre action. Et je voudrais examiner maintenant quelquesunes de ces contraintes qui pèsent sur l’issue de notre action, sur la possibilité même d’engager l’action, en matière d’enseignement et, plus précisément, en ce qui concerne la transposition didactique : peut-on envisager la « reconquête » de la transposition didactique ? L’exemple développé plus haut, à propos de la division euclidienne en classe de cinquième, illustre bien les contraintes qu’impose l’absence de mise en débat de la transposition didactique. Par contraste, on peut apercevoir d’abord combien, en effet, le traitement didactique usuel réservé à cette notion est stéréotypé : comparé à ce que proposent les manuels, par exemple, la différence est nette ; et les différences entre manuels, minimes (même si les microvariations qu’avancent les auteurs sont quelquefois par eux survalorisées). Mais il y a plus. L’idée que j’ai prêtée à mon personnage de fantaisie, il est en fait hautement improbable qu’elle surgisse dans les conditions usuelles du fonctionnement de notre système d’enseignement (il resterait à expliquer pourquoi elle a pu apparaître ici, mais je laisserai cette question de côté). Pour quelles raisons ? L’opération de division appartient, très anciennement, à ce qu’on appelait jadis l’arithmétique. (En fait, la situation est un peu plus complexe : l’opération de division appartient à l’arithmétique pratique, dans la filiation de ce que les Grecs, dit-on, nommaient logistique ; la division euclidienne, elle, relève de l’arithmétique noble, celle que prisait Platon, l’arithmétique-théorie des nombres. Mais je simplifie.) Lorsque émerge, vers le XVIe siècle en Europe, le continent algébrique, la division est depuis longtemps un élément familier du paysage arithmétique. Or le fait majeur est celuici : l’algèbre, qui aurait pu absorber l’arithmétique – je parle de ce qui s’enseignait sous ce nom –, l’algèbre s’est vite repliée sur ses propres problèmes. (Ainsi, du XVIe au XIXe siècles, l’une des grandes questions qui occupent les algébristes est celle de .la résolution des équations algébriques.) On ne peut guère lui en faire grief. Mais on doit constater que, de son côté, l’enseignement s’est contenté de reprendre ces deux domaines (arithmétique et algèbre), en les juxtaposant, sans chercher véritablement à les coordonner, donnant ainsi naissance à deux « matières d’enseignement » s’ignorant l’une l’autre, incapables alors de se féconder mutuellement. Le surgissement de la perspective algébrique adoptée plus haut en ce qui concerne la division euclidienne ne peut dès lors, dans le cadre ainsi tracé, avoir chance de se produire. À ne pas « travailler » la transposition didactique, à accepter, sans inventaire 11 préalable, l’héritage qu’elle nous transmet, nous nous condamnons ainsi à reproduire indéfiniment un motif qui semble fixé une fois pour toute – à moins tout simplement qu’il ne vienne à disparaître des programmes, à peu près dans l’état où il y était entré, et sans doute parce que nous n’avons pas su le faire évoluer… Ce nécessaire « travail » de la transposition didactique ne va pourtant pas de soi – même lorsqu’on est résolu à s’y employer. Il y a ainsi, tout autour du système d’enseignement stricto sensu, une zone où l’on réfléchit sur l’enseignement, où l’on critique (on s’y livre à la critique des programmes, à celle des manuels, etc.), où l’on avance des propositions « nouvelles ». En font partie les « militants », à quelque titre que ce soit, du système d’enseignement : membres d’associations de professeurs, pédagogues, syndicalistes et même… didacticiens ! Pour cet aréopage j’ai proposé, avec un humour un peu insaisissable peut-être, le nom de noosphère – la sphère des gens qui pensent, la sphère de ceux qui réfléchissent sur l’enseignement, dans quelque registre que ce soit. Mais cette réflexion est généralement radicalement insuffisante. Elle est souvent insuffisante quant à ses contenus. Les contenus enseignés sont soumis à un processus systématique (mais non pas imparable) d’obsolescence, d’usure « morale ». En clair, un thème depuis longtemps enseigné tend à perdre son pouvoir d’accrocher la réflexion. Il est beaucoup plus facile de se laisser attirer par des contenus nouveaux. La place donnée dans ces Journées à tout ce qui, peu ou prou, a quelque rapport à l’informatique le souligne à l’évidence. Pour accrocher plus sûrement l’attention, j’aurais mieux fait de parler, non de cette pauvre chose, la division euclidienne, mais, par exemple, de « preuve de programme ». Nous sommes tous plus ou moins néophiles, amoureux du nouveau – propension qui invalide fortement le travail qu’il serait nécessaire de faire sur la transposition didactique. 8. La vigilance didactique Il y a pourtant un travail qui se fait, un travail de reprise, de réorganisation, qui porte sur des contenus de savoir dont la « nouveauté » n’est pas la principale caractéristique. On recherchera par exemple – c’est l’une des perspectives les plus intéressantes – les « grands problèmes » qui structurent un secteur donné des mathématiques. Mais ce travail est souvent mené selon des points de vue eux-mêmes insuffisants, parce que ce sont des points de vue abstraits, c’est-à-dire libérés, au moins partiellement, de l’enracinement didactique sans lequel ils deviennent véritablement anodins (anodins, « qui calment la douleur sans guérir », comme disent les dictionnaires). L’exemple de la division euclidienne présenté plus haut me semble, par contraste, donner une assez bonne idée d’un tel enracinement. Nécessairement, la perspective proposée suppose bien sûr un déplacement des lignes, un réaménagement de la problématique mathématique d’une part, une réorganisation de l’héritage que, d’autre part et tout ensemble, l’histoire des mathématiques et l’histoire de leur enseignement – en d’autres termes, l’histoire de la transposition didactique – ont abandonné entre nos mains. Mais elle ne se réduit pas à cela : elle s’articule, comme une solution à un problème, à un certain questionnement didactique dont j’ai livré les principaux éléments. Au contraire, prendre un point de vue abstrait, c’est alors, par exemple, réviser l’organisation des contenus à enseigner à partir d’un simple point de vue mathématique (nourri, dans le meilleur des cas, d’analyses historiques et épistémologiques). C’est rester à la surface des choses. C’est ne pas entamer la couche du didactique. Et c’est, pour ne vouloir rendre justice qu’aux mathématiques, les précipiter en un piège dont elles ne se relèveront pas : celui que le fonctionnement didactique, avec ses lois et ses contraintes, tend incessamment à nos meilleures idées. 12 À ces errements, il existe à mon avis deux motifs essentiels : le premier – j’en ai déjà parlé et j’y reviendrai un peu plus loin –, c’est l’illusion que nous sommes libres de décider, que nos décisions s’incarnent sans problème en un système qui se plierait à notre bon vouloir ; le second est plus spécifique du système d’enseignement. L’enseignement des mathématiques ne peut exister qu’en étant au moins compatible avec ce que j’appellerai 1e point de vue des mathématiciens : contrainte draconienne, à laquelle on ne saurait indéfiniment échapper. Parler de « point de vue des mathématiciens » est sans doute d’abord une abstraction commode. Mais c’est une abstraction qu’on a vue concrètement en œuvre dans les années soixante, qui aboutiront en France à la réforme dite des mathématiques modernes. Celle-ci fournit l’exemple même d’un travail sur la transposition didactique sans doute incomplet – je vais y venir – mais d’abord mal négocié. Face à la pression des mathématiciens – ou du moins de certains d’entre eux, mais qui tenaient le haut du pavé –, la noosphère a donné le change plus qu’elle n’a négocié. Les ensembles à l’école primaire, la notion de distance introduite sur la droite en classe de quatrième 15 sont autant de formations de compromis inventées à la hâte dans une véritable débâcle didactique. Les mathématiciens, les premiers, s’aperçurent qu’ils avaient été floués. Il fut plus amer à leurs interlocuteurs – dont quelques- uns s’étaient faits les relais des points de vue les plus extrêmes – de reconnaître leur erreur. Ni les mathématiques, ni l’enseignement des mathématiques ne sont sortis véritablement vainqueurs de l’affaire : on l’a peut- être un peu vite oublié ; la noosphère a la mémoire courte. Il faut pourtant reconnaître aux uns et aux autres des circonstances atténuantes. Il n’est pas facile de négocier, et de bien négocier, parce qu’il n’est pas facile de communiquer. Pour cette raison déjà qu’il n’est pas facile de trouver des « objets » – ou, si vous voulez, des sujets – à propos de quoi communiquer. On retrouve ici les effets du phénomène d’obsolescence déjà signalé : la plupart des objets d’enseignement n’ont en effet qu’un coefficient d’existence fort réduit aux yeux des mathématiciens. L’univers des mathématiques enseignées est à visibilité faible ou nulle. Mathématiquement s’entend. Tel élément du dispositif d’enseignement, essentiel du point de vue didactique, peut être presque imperceptible du point de vue mathématique. Pour cela, les enseignants connaissent une situation radicale de solitude sociale (en tant qu’enseignants). Le savoir qu’ils tentent de faire vivre dans la classe –et dans la tête de leurs élèves –, ce savoir qui n’est déjà souvent qu’à demi vivant à leurs propres yeux, est réellement mort pour tout le reste de la société. Pour le mathématicien, il est fait de concepts anciens et de problèmes depuis longtemps fermés et il faut un effort qui s’apparente à une ascèse pour voir en eux les germes, ou les miniatures, d’un savoir mathématiquement vivant et actif. Quant à l’utilisateur, son intérêt va aux résultats – la manière dont, en classe de troisième, on démontre le théorème de Pythagore par exemple ne l’intéresse nullement – et non à ce détour indéfini, incertain, fragile que le processus d’enseignement, toujours à ses yeux en veine de coquetterie, met en place. On touche ainsi à un problème fondamental : l’enseignement s’identifie en essence à une genèse artificielle des savoirs. L’enseignement des mathématiques ne saurait, pour cela, être un modèle réduit du parcours du mathématicien. Il ne peut davantage aller droit au but, comme font les utilisateurs, sous peine d’y aller seul, sans les élèves qu’il est chargé d’y conduire. Là-dessus les mathématiciens, pour ne parler que d’eux, ont une responsabilité 15 Voir Chevallard et Johsua, 1982. 13 évidente : on ne peut se vouloir comptable du destin social des mathématiques si l’on ne s’intéresse qu’aux mathématiques, et non à ceux – enseignants et élèves ici – par qui elles vivent et se perpétuent dans leur existence sociale. On se trompe si l’on prétend en gérer le destin à la manière dont se gère le savoir dans la cité scientifique, laquelle à cet égard est et demeure, par nature, un modèle non pertinent pour l’enseignement. Avertis de ces « difficultés », que l’on aurait tort de croire contingentes, les acteurs de la noosphère doivent ainsi constamment pratiquer ce que j’appellerai la vigilance didactique. 9. La didactique et l’ingénierie didactique Mais la vigilance didactique n’est qu’une expression sans contenus concrets si l’on s’arrête en ce point. Or nous rencontrons ici un verrou qui, jusqu’à présent, a résisté à toutes les leçons de l’histoire : il suffirait de délibérer, la mise en œuvre de la décision prise – celle de retenir tel ou tel programme par exemple – serait une affaire d’accord entre les acteurs du système, une question de bonne volonté, à quoi il conviendrait seulement d’ajouter l’argent nécessaire (ou quelques-uns de ses avatars : la « formation », etc.). C’est oublier que le système d’enseignement n’est pas le fruit de notre seule volonté, et que nous ne sommes pas libres de le changer à notre guise. Lorsque son existence têtue se rappelle à notre souvenir, parce qu’il ne se plie pas tout uniment à nos décrets, il arrive aujourd’hui que l’on parle d’effets « pervers » : cet euphémisme moderne n’est que l’aveu pudique de notre ignorance, de notre incapacité à comprendre, et à contrôler les effets de notre action. Je ne parle pas de notre incapacité à agir : l’illusion de liberté naît de ce que nous pouvons toujours, ou presque toujours, agir – décider d’agir étant déjà agir – et que nous oublions très vite le problème du contrôle des conséquences de notre .action (et notamment de la signification de nos actes). La première condition d’une action raisonnée et contrôlée sur le système d’enseignement est pourtant, ici comme ailleurs, la connaissance de ses propriétés, de ses lois, de son déterminisme propre, contre lesquels l’argent, le consensus, la formation, etc., pris seuls, ne peuvent rien. Au XVIe siècle, tout l’or du Nouveau monde n’eût pas suffi à envoyer une fusée sur la lune (sans parler de « former » des gens à envoyer une fusée sur la lune !) : manquaient la science et la technologie nécessaires. Nous sommes aujourd’hui, vis-à-vis du système d’enseignement, dans la situation qui prévalait, il y a quelques siècles, en matière d’espace ou de santé. La comparaison est certes cruelle. Elle est le témoin d’un rendez-vous historique manqué. En matière d’espace ou de santé, en effet, il y a eu progrès, développement scientifique et technique. Rien d’équivalent en matière d’enseignement. Non qu’il n’y ait eu progrès – chose bien oubliée par beaucoup de ceux qui récriminent contre notre actuel système d’enseignement. Mais ce progrès s’est fait par des voies incertaines, et demeure lui-même incertain. Car – c’est un point essentiel – il n’est pas vécu comme progrès : périodiquement, pour avoir oublié ce qu’essais et erreurs nous ont, tant bien que mal, appris, la noosphère réinvente la roue et redécouvre l’eau chaude. Nous sommes encore aujourd’hui, en matière d’enseignement, dans une préhistoire obscure : le décollage scientifique et technique n’a pas eu lieu. S’agissant de l’enseignement des mathématiques singulièrement, un autre facteur invalidant intervient. La seule conscience de progrès qui s’y observe est celle d’un progrès mathématique – dont le caractère obnubilant nous fait faire l’économie de la recherche d’un progrès didactique. Nous sommes ainsi constamment à balancer entre deux mondes, celui de la modernité scientifique, celui de l’archaïsme didactique. Pour qu’il y ait progrès mieux assuré, et conscience nette du progrès, il faudrait en savoir un peu plus, et savoir faire un peu 14 mieux : il faudrait que la didactique des mathématiques, et l’ingénierie didactique qui lui est associée, n’aient pas vingt ans d’âge mais – comme les sciences et techniques du monde physique ou du vivant – quelques siècles. L’enseignement est ainsi un oublié de notre histoire. 10. Les programmes et l’avenir de l’enseignement Toute réforme se heurte aux lois du système d’enseignement, qu’elle méconnaît souvent allégrement. Toute réforme est donc vouée à être insatisfaisante, et à produire des « effets pervers ». Tout programme est, en ce sens, mauvais. Mais, en vérité, un programme n’est qu’un élément, que l’on aurait tort de surinvestir et dont on aurait tort d’attendre trop, du processus de transposition didactique, qu’il ne définit complètement ni n’achève. En cela, il n’impose jamais, en lui-même, que de bien faibles contraintes par rapport aux contraintes indépassables que sa mise en œuvre devra supporter, et qu’à travers elle nous reconnaissons en les méconnaissant. À cet égard, l’utopie du programme comme tracé régulateur peut être prise dans une lumière beaucoup plus réaliste : le programme est un tracé régulateur de transposition didactique. En un sens, donc, un programme peut être regardé comme ouvrant un espace de liberté et de créativité didactiques. Liberté sous contraintes bien sûr ! Contraintes, non pas du programme seulement – lesquelles demeurent toujours relativement légères – mais contraintes imposées par le fonctionnement didactique. Aussi un bon programme n’est pas ce que l’on croit : sa validité se mesure à proportion du champ des possibles qu’il offre, en fonction de notre savoir et de notre savoir-faire didactiques, face aux dures lois du système d’enseignement. Pour écrire un bon programme, il ne suffit pas, ainsi, d’avoir de bonnes idées, mathématiquement et épistémologiquement. Il faut aussi – je ne dis pas « surtout », la condition est nécessaire mais non suffisante – connaître les lois du fonctionnement didactique, afin de ne pas les défier avec une inconscience naïve et parfois criminelle ; pour, au contraire, en s’y soumettant, parvenir à en tirer le meilleur usage. Le programme n’est pas tout. On l’a trop regardé comme l’alpha et l’oméga dont tout dépendrait – dont tout dépendrait, si l’on peut dire, « en dernière instance ». Le programme est l’écume de nos jours de classe ; la bataille pour les programmes restera un combat douteux tant que nous ne nous serons pas donné les moyens –scientifiques et techniques – et de poser autrement le problème dont il n’est qu’un symptôme, et de travailler à sa solution. Mais j’espère, pour terminer, avoir rendu clair ce choix, auquel il eût été bon de s’affronter il y a plusieurs siècles déjà : ou bien continuer dans une tradition dont nous ne sommes pas sortis, dans une sorte de didactique des humeurs sur laquelle, tant bien que mal, nous pourrons vivre encore longtemps (et on pourra alors indéfiniment reconduire les débats d’opinion sur les programmes, ou sur tout autre sujet qu’il plaira) ; ou bien soumettre le champ de l’enseignement au processus scientifique et technique que nous ne refusons plus aujourd’hui à presque aucun des grands domaines de la vie des hommes – de l’espace à la santé. Je n’ignore pas qu’il y aura des gens pour s’indigner. À ceux-là je dis fermement : vous êtes dans l’erreur, toute notre histoire le montre ; mais surtout, vous vous faites les complices d’une injustice aux conséquences immenses, à l’endroit de l’enseignement, de ses agents – les enseignants notamment – et, à travers eux, de la société tout simplement. La crise, c’est quand le vieux meurt et que le neuf ne peut pas naître. Nous voici donc devant un choix, et une responsabilité. 15 Références ARIES P. (1973), L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime. Seuil, Paris. CHEVALLARD Y. et JOHSUA M.-A. (1982), Un exemple d’analyse de la transposition didactique. La notion de distance. Recherches en didactique des mathématiques, 3, 2, pp. 157- 239. CHEVALLARD Y. (1985), La transposition didactique. Du savoir savant au sa voir enseigné. La Pensée sauvage, Grenoble. CHEVENEMENT J.-P. (1974), Le vieux, la crise, le neuf. Flammarion, Paris, coll. « Champs », 1977. SOUFFLET M. (1985), Une victoire de l’APMEP. Bulletin de l’APMEP, 350 (septembre 1985), pp. 611-612.



04/07/2018
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